18
Mercredi 1er juin – 13 h 55
Marianne passa au détecteur de métaux puis subit la fouille par palpation. Une surveillante de l’accueil, petite jeune, maladroite, la tripotait de partout. Enfin, elle fut escortée jusqu’au parloir. Elle prit une grande inspiration alors que la porte s’ouvrait. Elle s’attendait à les voir tous les trois. Il n’y en avait qu’un.
— Bonjour mademoiselle, dit Franck en se levant.
Marianne le toisa de la tête aux pieds, il n’en sembla pas gêné. Toujours aussi impeccable, tiré à quatre épingles, pantalon noir, chemise bleue. Rasé de près, coiffé au millimètre. Il s’était même parfumé et Marianne apprécia d’emblée cette fragrance sucrée. Restait désormais à découvrir ce qu’il cachait à l’intérieur. Elle ne répondit pas à son bonjour, se posa en face de lui.
— Vos petits copains ne sont pas là ? S’étonna-t-elle avec un sourire ironique. Je leur ai fait peur la dernière fois ? À moins que ce ne soit l’endroit qui les ait effrayés...
— Non ! Mais maintenant que vous connaissez l’équipe, inutile que nous revenions à trois...
Elle sortit de son paquet de Camel la dernière cigarette avant de le lancer dans sa direction.
— J’espère que vous n’avez pas oublié mon petit cadeau ! fit-elle en allumant sa clope.
Il récupéra un paquet neuf dans la poche de son pantalon et le lui donna en souriant.
— Un bon point pour vous !
— J’étais déçu, la dernière fois... Je suis venu pour rien.
— Excusez-moi, monsieur le policier, mais j’ai eu un petit empêchement.
— Paraît que vous étiez au quartier disciplinaire...
— Exact. Mais je préfère le mot cachot. C’est plus en rapport avec la topologie des lieux, lieutenant !
Il souriait encore. Aimait sa répartie. Son arrogance presque maladive. Son magnétisme animal. Il approcha un peu son visage du sien. Et, sur le ton de la confidence :
— Je ne suis pas lieutenant. Je suis commissaire principal...
— Ouah ! Alors là, je suis très honorée ! Un commissaire pour moi toute seule !
— Pourquoi étiez-vous au mitard ?
— J’ai cassé les couilles au chef...
— Cassé les couilles ? Ça suffit à descendre au cachot ?
— Je ne parlais pas au sens figuré ! précisa Marianne avec malice. Il fut d’abord surpris puis finit par rigoler franchement.
— Bon, si nous reparlions de notre affaire ? Avez-vous réfléchi à ma proposition ?
— Il faut que j’en sache plus pour me décider.
Il sembla satisfait. Ce n’était pas un non catégorique.
— Vous savez, Marianne... Vous permettez que je vous appelle Marianne ?
— Je vous en prie, Franck !
— Je ne peux pas vous donner de détails...
— Entre des détails et rien, il y a peut-être une moyenne !
— Qu’est-ce que vous voulez savoir ?
— La mission qui sera la mienne...
— Je ne peux rien vous révéler à ce sujet, désolé.
Elle écrasa sa cigarette par terre.
— Est-ce que je devrai tuer ? Si vous ne répondez pas à ça, l’entretien est terminé.
Il hésita. Il la sentait déterminée. Il fallait jouer franc jeu. Prendre des risques.
— Oui, avoua-t-il enfin.
Un horrible frisson secoua ses vertèbres.
— Combien de personnes ?
— Une.
— Je m’en doutais, murmura-t-elle.
— C’est pour cela qu’on vous a choisie. Ça vous pose un problème ?
Le dégoût lui souleva le cœur. Une tueuse. Voilà tout ce qu’elle représentait, tout ce qu’elle était. Elle se leva, aligna quelques pas. Elle se retourna brusquement, le poignarda du regard.
— Non, bien sûr que non ! s’écria-t-elle. Je suis née pour tuer, pas vrai ? Je m’éclate quand je bute quelqu’un, je prends mon pied !
— Restez calme, s’il vous plaît... Ne hurlez pas.
Elle tenta de contrôler l’éruption volcanique. Au moins, maintenant, elle avait confirmation de ce qu’elle redoutait depuis leur première rencontre. Mais elle ressentait le besoin de plonger plus avant dans l’horreur.
En espérant que ça la déciderait à dire non.
— Une femme ou un homme ? Jeune ou vieux ?
— Écoutez Marianne, je ne vous révélerai rien de plus. Une fois la mission accomplie, vous aurez une nouvelle identité, un bon paquet de fric pour quitter le pays...
Il s’approcha d’elle, avec une certaine prudence.
— Nous vous avons choisie... Car vous avez du sang-froid, de la force. Vous savez vous battre, vous n’avez peur de rien. Et... Vous avez déjà tué, sans hésiter...
Elle le dévisageait férocement. Deux scalpels au fond des prunelles.
— T’es en train d’insinuer que j’ai tué froidement ? C’est bien ça que tu entends par sang-froid ? C’était des accidents ! Des putains d’accidents !
Le visage du flic se modifia. Son masque parfait se craquelait.
— Ah oui ? Le vieux, tu l’as bien frappé, non ? Il est pas tombé dans un escalier ! Et les deux flics ? Tu pouvais te rendre... Mais t’as vidé ton chargeur... Et la gardienne ? Paraît que tu t’es acharnée sur elle jusqu’à la défigurer et que t’as joué aux osselets avec ses cervicales...
Il recula un peu, un seul petit pas, face à ses yeux noirs étincelants de fureur ; à ses mains qui s’étaient transformées en armes. Il avait devant lui celle qu’il était venu chercher. La tueuse.
— Et la détenue, hein ? Celle que tu as massacrée en centrale ? Tu as tué trois personnes. Trois. Et anéanti la vie de deux autres.
Marianne avait de plus en plus de mal à se contrôler. Les mains posées contre le mur, elle avait fermé les yeux.
— Le vieux, c’était un accident, murmura-t-elle dans un souffle. Les flics, c’était parce qu’ils allaient me tuer. La gardienne, c’était parce qu’elle était en train de me rendre folle. La détenue, c’était elle ou moi... Je les ai tués parce que j’ai pété les plombs ou parce que je n’avais pas le choix ! Pas froidement ! Pas avec préméditation !
— Exact, admit-il en s’allumant une cigarette.
Marianne aurait pourtant juré qu’un type comme lui ne fumait pas. N’avait aucun vice, aucune manie. Comme un robot froid à la programmation parfaite.
— Il me faut une réponse. À toi de choisir ton avenir, désormais. Soit tu pourris ici jusqu’à la fin de tes jours, soit tu sors et tu recommences une nouvelle vie. La liberté, Marianne, tu dois en rêver chaque jour, chaque minute, non ?
— Ta gueule !
Il la laissa se reprendre. Elle mit de longues secondes à apaiser le feu qui la consumait.
— Je dois tuer qui ?
— Je ne te dirai rien de plus... Mais si ça peut t’aider, tu rendras service à tout le monde en commettant cette action. Tu te rachèteras, en quelque sorte...
Action. Pourquoi ne pas dire meurtre ? Assassinat, plutôt.
— J’ai pas envie de me racheter ! hurla-t-elle. Rien à foutre !
— Mais si, Marianne... Tu es rongée par la culpabilité. Y a qu’à te regarder, t’écouter parler...
Le flegme de ce flic lui crêpait les nerfs.
— J’ai besoin de temps pour réfléchir...
— Je n’ai pas de temps à t’accorder. Je veux une réponse.
— Alors c’est non.
Il sembla ébranlé. Enfin. Son cerveau accéléra pour sortir de l’impasse.
— OK, je veux bien te laisser encore quelques jours... Tu as des questions, auxquelles je peux répondre, bien sûr... ? Elle revint s’asseoir en face de lui.
— L’évasion, comment ça va se passer ?
— Eh bien, si tu acceptes le marché, nous en reparlerons...
— On en parle maintenant ! ordonna-t-elle durement.
— À l’occasion d’un transfert. Il faudra que tu t’arranges pour être sortie de la prison. Il y a plusieurs possibilités. Je serai prévenu du moindre de tes mouvements...
— T’as un complice ici ?
Il hocha la tête. Elle comprit qu’elle avait mis le doigt dans un engrenage monstrueux. Quelque chose qui la dépassait complètement.
— Tu pourrais feindre un problème de santé pour qu’ils t’envoient à l’hosto, par exemple. Les trajets vers l’hôpital ne sont escortés que par deux surveillants. Nous pourrions te cacher une arme dans le fourgon cellulaire...
Ils pouvaient faire ça ? Ils avaient donc tant de pouvoir ?
— Je te signale, monsieur le super flic, que pendant un transfert à l’hosto, on a les poignets et les chevilles attachés... Dur de braquer deux matons avec les mains menottées dans le dos, de se barrer en courant avec les pieds entravés ! Si t’as encore une idée géniale dans le genre...
— Tu as raison. Eh bien, dans ce cas, nous interviendrons nous-mêmes pour te libérer.
— Vous allez braquer le fourgon ? !
— Pourquoi pas ?
— Mais ça signifierait que j’ai une complicité extérieure ! Comment veux-tu qu’on gobe ces salades ? Je suis ni un braqueur de banques ni un mafioso ! J’ai pas d’amis, j’ai jamais eu de complice pour aucun de mes crimes ! Ils vont bien se douter qu’il y a quelque chose de louche !
— Tu n’as pas à te poser ce genre de questions. La seule que tu dois te poser, et à laquelle tu dois répondre, c’est si tu veux ou non retrouver ta liberté.
— Non. Celle que je dois me poser c’est si je suis prête à tuer pour ça... Si je suis prête à ôter la vie, une fois encore. À un innocent, en plus.
— Pas à un innocent, tu peux me croire.
— En tout cas, à quelqu’un qui ne m’a rien fait..,
— Pas si sûr, rectifia-t-il d’une voix à peine audible.
— Hein ?
— Rien... Pour l’évasion, on s’en occupera le moment venu. Il s’approcha de l’interphone.
— Je reviens dans quelques jours. Je te laisse encore réfléchir. Mais c’est ta dernière chance de sortir d’ici. Si tu n’es pas au rendez-vous ou si tu refuses, je trouverai un autre détenu qui sera intéressé par ma proposition. J’aimerais seulement que ce soit toi...
— Pourquoi ?
— Parce que, justement, tu n’as jamais commis de crime avec préméditation. Tu mérites peut-être une chance...
— Mais si j’accepte, j’en commettrai un...
— Ça sera ta façon de te racheter. Ne laisse pas passer ta chance, Marianne. Ne te condamne pas... Car tu sais aussi bien que moi qu’ils ne te laisseront jamais sortir d’ici.
Elle eut l’impression de recevoir le ciel sur la tête.
— j’apprécie ton hésitation. Ça veut dire qu’il y a du bon en toi. Et n’oublie pas ça : ce n’est pas un innocent.
Elle tourna la tête, pour cacher son désarroi. Il appuya sur le bouton rouge et attendit. Une surveillante arriva rapidement et il se retourna avant de disparaître.
— À bientôt, Marianne.
***
Cellule 119 – 21 h 00
— Pourquoi tu t’énerves comme ça ? S’inquiéta doucement Emmanuelle.
— Lâche-moi ! s’écria Marianne.
Des heures qu’elle tournait en rond. Un truc à faire vomir un vieux loup de mer. Marianne regarda sa codétenue qui squattait toujours son lit. Elle regretta de l’avoir remballée aussi durement. Ça veut dire qu’il y a du bon en toi.
Elle se posa sur le rebord du lit. Se força à lui sourire.
— Excuse-moi, Emma...
— C’est rien... Mais je vois bien que tu vas mal depuis que t’es remontée du parloir. T’es même pas allée dans la cour. Je voudrais seulement pouvoir t’aider...
— Tu ne peux pas. Personne ne le peut. Je dois trouver seule la solution à mon problème.
— Je suis certaine que tu vas la trouver, cette solution. Tu es si forte.
— Arrête de dire que je suis forte...
Elle ferma les yeux. Retrouva le visage de Daniel. Elle aurait aimé se blottir dans ses bras. Presque lui demander conseil. Mais elle ne pouvait se confier à personne. Seule face à un dilemme qui lui tourmentait l’âme avec des tortures toujours plus raffinées. Ça finirait par la tuer. Avant même que ce flic revienne. C’était tellement dur...
Deux voix en elle. Qui hurlaient dans sa tête à la rendre folle.
Qu’est-ce que t’en as à foutre de buter ce mec, Marianne ? Tu le connais même pas ! Tu seras libre ! Tu sortiras enfin de cet enfer ! Libre, Marianne ! LIBRE !
Tu ne peux pas tuer, une fois encore. Tu n’as pas le droit. Jamais tu ne pourras être libre si tu fais ça. Et puis, ils te tueront quand tu auras fini leur sale boulot, jamais ils ne te laisseront partir. C’est un piège. C’est la mort qui t’attend.
Elle monta sur la chaise et s’agrippa désespérément aux barreaux. Pourquoi ils sont venus me chercher, moi ? Pourquoi ils m’infligent ça, à moi ? Ça veut dire que je ne suis pas n’importe qui.
Pas un innocent, tu peux me croire... Peut-être un chef mafieux, une pourriture de première. Un gros dégueulasse qui polluait la société. Jeune ? Vieux ? Qu’est-ce que ça change ? Comment arriverait-elle à tuer sans haine ou sans peur ? Car c’était bien là ses seules armes. Elle avait tué par haine, par colère. Ou simplement par peur. Ou par accident. Jamais froidement, jamais.
Arriverait-elle à appuyer sur la gâchette ? Pire, il faudrait peut-être tuer à mains nues... Elle redescendit sur terre. Le Fantôme avait fermé les yeux. Elle, elle avait tué par amour. Il y a tant de façons de tuer.
— Tu veux quelque chose ?
— Non, ça va aller, répondit Emmanuelle qui sombrait doucement sous l’effet des médicaments. Je vais essayer de dormir. Tu devrais en faire autant. La nuit porte conseil...
Marianne lui sourit tristement. Finalement, elle était contente de ne pas être seule, ce soir. D’avoir une âme à l’écoute, une présence dans ce désert. Elle grimpa sur le lit du haut.
Vingt ans. Encore le double à passer ici. À attendre la mort lente. La gangrène progressive.
Vingt ans et déjà dans la tombe. Sans connaître la vie, sans même se connaître. Avec le désespoir comme seul compagnon.
Pour le moment, c’était le doute qui l’avait envahie. Qui appuyait sur ses tempes, écrasait sa poitrine. Empoisonnait lentement son sang, tordait ses intestins dans tous les sens. Elle devait prendre sa décision. La prendre maintenant. Pour arrêter de souffrir. Mais elle aurait aimé que quelqu’un la prenne pour elle. C’était au-dessus de ses forces.
Elle se raccrocha à Daniel. Pensa à lui, à leur nuit. Au plaisir. Je compte pour lui, peut-être même qu’il m’aime, à sa manière. Elle essaya de se souvenir du parfum de sa peau, de la sensation incroyable, oubliée depuis si longtemps, de s’endormir contre quelqu’un. Et ses mains, ses mains qui lui manquaient tant...
Son esprit divagua alors jusqu’à la Marquise comme s’il tombait dans un marécage puant. Non, pas elle, pas maintenant ! Si encore ils m’avaient demandé de buter cette charogne !
Elle se mit sur le ventre, comprima l’oreiller dans ses bras. Commença à pleurer, à mordre le coussin. Au bout de cinq minutes, elle redescendit et vérifia que le Fantôme dormait. Elle prit sa trousse de toilette. Deux fixes en deux jours, c’était certainement une grosse connerie. Pourtant, ce soir, c’était la seule façon d’affronter ses cauchemars.
Elle eut la force d’enlever l’aiguille de sa veine et de tout planquer sous le matelas. Puis elle se rendit. Extirpe la fièvre de mon cerveau et les démons de mon corps. Donne-moi la liberté.
C’est alors qu’il surgit de nulle part.
Un TGV qui ravit son esprit. Elle ferma les yeux et le suivit. Loin, très loin...
... Centrale de R., encore.
Salle de gym. Odeurs âcres. Pas un uniforme en vue. Marianne fixe l’ennemie, droit dans les yeux. Le moment est venu. Celui où il va falloir frapper. L’Autre a une lame dans la main, elle veut lui offrir un voyage sans retour. Marianne s’en fout de mourir. Mais elle refuse de se laisser saigner comme une bête de boucherie. Par la pire des ordures, en plus. Elles se jaugent, épient chaque geste, jusqu’au moindre battement de cil.
De toute façon, Marianne ne frappera pas en premier. Elle n’a pas appris comme ça. Elle guette l’attaque, prépare déjà la riposte. L’Autre ne souhaite que ça, des mois qu’elle provoque cet ultime combat. Deux dominants sur le même territoire, le compte n’est pas bon. Un des deux doit mourir. Parce qu’aucun ne peut fuir. Marianne a osé lui tenir tête. La ridiculiser devant tout le monde. Marianne refuse toujours de se soumettre à la loi du plus fort. Alors, elle doit mourir.
Elles ne sont pas seules, il y a des spectatrices. Elles ont toutes choisi leur bourrin. Espèrent avec fébrilité le combat des Titans, l’attraction du jour.
L’Autre, elle est immense. Un mec qui a dû changer de sexe. Visage effrayant, mâchoire carrée. Carrure de docker. Elle a déjà envoyé une détenue dans l’au-delà. Marianne semble minuscule, en face. Un insecte qui va se faire aplatir. Mais elle a confiance. Elle se battra jusqu’à la mort. Jusqu’à ce que son cœur s’arrête. Jamais elle ne capitulera. C’est ça qui compte.
Tuer ou être tuée. Le choix s’impose de lui-même.
L’Autre exécute un mouvement rapide, Marianne esquive, touchée, cependant. La lame lui a effleuré le flanc gauche. Juste une égratignure, une cicatrice de plus. Qu’elle chasse d’un sourire. L’Autre attaque encore. La priorité, l’obliger à lâcher son couteau. Marianne saisit son bras au vol, le brise sur sa cuisse. L’Autre gueule comme une truie qu’on égorge, tombe à genoux.
Marianne pourrait l’achever, elle attend. Ne jamais frapper l’adversaire à terre. Sa réputation est en jeu. L’Autre se relève. Elle tient son poignet fracturé, une affreuse grimace lui tord le visage.
— Abandonne, murmure Marianne. Ne m’oblige pas à te tuer...
Elle a dit cela sans aucun espoir. L’Autre est comme elle, de la même espèce.
L’ennemie pousse un cri de rage, se jette sur Marianne qui a déjà préparé le comité d’accueil, mais n’a pas vu le danger surgir de derrière. Une complice la retient par le pull, elle bascule, se retrouve écrasée par le quintal en furie. L’Autre, sur elle, lui laboure le visage avec ses poings aussi durs que des enclumes. Marianne la renverse enfin sur le côté et lui colle une droite dans la mâchoire avant de se relever.
Elle survole l’assemblée du regard ; tricherie dans l’air. Mais elle est prête à affronter la terre entière. La peur s’est dissoute, diluée dans la rage. L’Autre crache son sang sur les tapis de sport.
— C’est fini ? hurle Marianne. T’abandonnes ?
Le sang lui brouille la vue, s’infiltre dans ses yeux, sa bouche. Elle a l’arcade sourcilière ouverte. L’Autre se relève. Indestructible. Encore plus impressionnante avec le visage barbouillé d’hémoglobine. Nouvelle attaque. Ce sera la dernière.
Marianne tend son bras, y met toute sa force, sent ses phalanges qui fracassent l’os du nez. L’Autre n’aura pas loisir de tomber, cette fois. Marianne la rattrape juste à temps. À temps pour la finir. Elle la tient par le col de sa chemise ; coup de tête. Puis elle frappe encore. Et encore. Toujours plus fort. Plus d’hésitation. Les chairs éclatent, le rouge envahit tout. Un dernier, le coup de grâce, qui s’enfonce dans la gorge. Les cartilages explosent. Elle peut lâcher, l’Autre ne se relèvera plus jamais.
Centrale de R., un après-midi comme un autre. Une femme s’étouffe lentement avec son propre sang. Ses yeux se gonflent de terreur. Marianne se souviendra toute sa vie de ce regard terrorisé qu’elle se force à affronter jusqu’aux ultimes soubresauts. C’est terminé. Marianne défie les autres, pétrifiées autour du carnage.
— Quelqu’un d’autre veut tenter sa chance ? demande-t-elle d’une voix tremblante.
Silence de mort. Elle a gagné le droit de vivre. Elle est devenue le chef de cette tribu barbare.
... Marianne ouvrit les yeux. Elle pleurait encore, tentait de se souvenir du nom de l’Autre.
L’héroïne refusait de lui porter secours ce soir. Suprême trahison. Elle essaya de descendre du lit. Rata la première marche de l’échelle et percuta le sol de plein fouet. Son cri ne réveilla même pas Emmanuelle.
Elle se releva, une douleur aiguë remonta le long de sa jambe gauche. Elle se traîna jusqu’à la table, là où le Fantôme laissait sa pharmacie ambulante. Elle attrapa une boîte au hasard. Un cachet. Puis deux. Trois, ça marcherait à coup sûr. Son genou hurlait de douleur, elle s’assit par terre sous la fenêtre. Tout près du visage d’Emmanuelle. Elle remonterait se coucher plus tard. Elle massait son genou, serrait les dents. La drogue lui faisait virevolter la tête.
Elle pleurait maintenant à gros sanglots. Appelait à l’aide sans un mot. Juste avec des cris.
Encore une nuit d’horreur. Encore tellement de nuits à supporter. Mais non, elle ne pourrait pas tuer.
Soudain, elle prit un coup de massue sur la nuque. S’effondra sur le côté. L’Autre s’appelait comment déjà ? La nuit tomba dans son crâne. Encore quelques images, très floues.
L’Autre s’appelait... Je m’en souviens, maintenant.
***
Jeudi 2 juin – Cellule 119 – 7 h 00
Justine posa une main sur l’épaule de Marianne. Sous le regard encore comateux d’Emmanuelle.
— Marianne ? Tu m’entends ?
Pas de réaction. Les lèvres de Justine se mirent à trembler. Elle secoua le corps avec force.
— Marianne ! Réveille-toi, merde !
Elle posa deux doigts sur sa gorge, fut rassurée.
— Allez ! Réveille-toi !
Rien. La vie était là, pourtant. Mais elle semblait si faible.
— Qu’est-ce qui s’est passé ? demanda-t-elle à Emmanuelle.
— Je sais pas...
Justine remarqua une plaquette de médicaments vide à même le sol.
— C’est quoi, ce truc ? C’est vous qui prenez ça ?
— Oui... C’est un somnifère... La plaquette était vide, hier soir ?
— Non... Je crois pas... Il en restait quelques-uns...
— Combien ?
— Mais je sais pas ! Gémit Emmanuelle.
Justine ne ferma même pas la cellule et galopa vers le bureau. Elle heurta violemment Daniel qui sortait de la pièce. Elle faillit tomber, comme si elle venait de percuter un mur de pierres.
— Qu’est-ce qui t’arrive, Justine ?
— Marianne ! J’arrive pas à la réveiller ! Elle est dans le coma, on dirait !
— Téléphone au toubib ! Je vais voir...
Il prit en courant la direction de la 119, un compte à rebours logé dans la poitrine. Lorsqu’il vit Marianne allongée par terre, sur le côté, il eut une peur panique. De la perdre.
Il tenta de la ranimer. Il lui renversa un verre d’eau sur la figure, la força à s’asseoir contre le mur. Son visage n’exprimait rien d’autre que l’abandon. Il la secoua rudement.
— Allez, ma belle, reviens, reviens... Reviens, merde !
Le toubib arriva enfin. Il allongea Marianne sur le dos, écouta son cœur. Il prit ensuite sa tension, souleva ses paupières. Les pleurs discrets d’Emmanuelle ressemblaient à une marche funèbre.
— On dirait une overdose...
Daniel ferma les yeux sur sa douleur. Sur sa culpabilité.
— Elle a pris ça, expliqua Justine en lui tendant la plaquette de cachets.
— C’est une tox, non ?
— Oui, répondit le chef. Héroïne, je crois...
— Les deux font pas bon ménage. Je demande un brancard. On va la transporter à l’infirmerie et je vais essayer de la ramener...
Daniel savait combien de temps il fallait pour que le brancard arrive. Il bouscula le médecin et récupéra Marianne dans ses bras.
— On y va !
Le toubib eut du mal à le suivre bien qu’il fût moins chargé. Marianne arriva sur la table d’auscultation en moins de trois minutes. Daniel ne pensa même pas à sortir tandis que le médecin faisait une injection à sa patiente. Puis il posa de la glace sur son front, l’obligea à boire. Lui colla quelques gifles, à court d’arguments. Et, enfin, le miracle. Le fixe d’adrénaline venait de la secouer de l’intérieur. Elle ouvrit les yeux, les referma aussitôt.
— C’est bon ! Indiqua le toubib.
Daniel poussa un soupir de soulagement. Il regardait Marianne avec un sourire d’enfant. Le médecin fut appelé pour une nouvelle urgence dans le quartier des hommes. Aucun répit.
— Vous pouvez rester avec elle le temps que je revienne ? Il faut lui parler, la secouer un peu...
— Oui, bien sûr.
Le toubib disparut. Daniel prit la main de Marianne dans la sienne. Elle ouvrit à nouveau les yeux. Sur un ciel bleu.
— Je suis où ? Qu’est-ce que j’ai ?
— Dans le cabinet du doc. Tu as pris des médicaments, apparemment...
La came, les cachets... Flou artistique.
— Pourquoi ? T’as failli y rester, ma belle... Me refais plus jamais ça ! dit-il en embrassant sa main.
Elle se redressa, il l’aida un peu. Mais son visage se crispa.
— Quoi ?
— Mon genou... Je suis tombée du lit…J’ai voulu descendre et je me suis viandée !
— Le toubib va revenir, il va s’en occuper.
Elle passa ses bras autour de lui, cala sa tête dans son ventre. Elle était bien. Tout lui semblait si clair, ce matin. Le dilemme avait disparu au moment où elle avait repris conscience. Comme si son esprit avait trouvé dans ce coma la force de réfléchir. Elle tenait la solution, avait trouvé sa réponse.
Elle le serra un peu plus fort. Bientôt, elle ne le verrait plus. Ça lui fit une drôle de douleur. Jamais elle n’aurait pensé regretter quelque chose ou quelqu’un en quittant cet enfer.
Cour de promenade – 16 h 00
Beaucoup s’étaient réfugiées sous le petit préau, certaines avaient renoncé à sortir. Tout ça pour une pluie fine et tiède. Marianne boita jusqu’à l’acacia, savourant ce don du ciel. Bientôt, elle pourrait savourer tout ce que la vie avait à offrir. Elle avait encore du mal à y croire. Son cœur bondissait de joie à chaque battement.
Daniel et Justine étaient en haut des marches, sous une avancée du toit. Marianne et lui échangeaient quelques sourires complices.
Serait-il triste lorsqu’elle déserterait la prison ? Oui. Peut-être même qu’il allait pleurer. Cette idée la rasséréna. Sauf qu’elle aussi serait triste. Comment pouvait-elle penser ça ?
J’suis dingue, ma parole ! Rien à foutre de lui... Après tout le mal qu’il m’a fait.
Pourtant, ça s’accrochait en elle, ça gâchait un peu son allégresse.
Mais elle oublierait vite. Dans le feu de l’action, dans la liberté retrouvée.
Elle eut un petit rire. Comment avait-elle pu ne pas trouver la solution plus tôt ? C’était si limpide, pourtant ! Accepter le marché, attendre l’évasion miracle. Et, ensuite, s’évaporer dans la nature. Elle arriverait bien à échapper à la vigilance de quelques flics. Il y aurait forcément un instant, même furtif, où ils relâcheraient leur surveillance. Bien sûr, elle n’aurait ni les papiers, ni le fric. Mais elle n’aurait pas non plus un nouvel assassinat sur la conscience. Elle était forte, débrouillarde et intelligente. Elle s’en sortirait. Ils se retrouveraient comme des cons avec rien au bout de l’hameçon ! Elle jubilait, oubliait d’avoir peur. Oubliait la perspective effrayante d’une cavale. Oui, c’était gagné d’avance. Un don de la providence, un cadeau du destin. Depuis qu’elle attendait ce petit coup de pouce !
J’ai bien fait de résister jusqu’à aujourd’hui. Je vais enfin avoir une vie, une vraie. Respirer l’air du dehors. Plus de barreaux ou de barbelés.
Plus de fouilles, de brimades, d’humiliations. Plus de cachot. Justine alla faire un tour sous le préau, Daniel en profita pour s’approcher d’elle.
— Ton genou, comment ça va ?
— Entorse. Le toubib m’a foutu de la pommade et un bandage serré... Ça peut aller.
— Tant mieux... Je te trouve étrange, depuis ce matin. Tu souris tout le temps !
Attention, ne pas éveiller les soupçons ! Il s’adossa à l’arbre, juste à côté d’elle.
— Ben... je sais pas, je me sens bien, c’est tout... ça doit être les cachetons d’Emma !
— C’était qui le type du parloir, hier ?
Elle eut un frémissement imperceptible, rigola. Alluma une cigarette.
— Juste un vieux pote... Un type qui m’avait aidée quand j’étais dans la merde.
— Vraiment ? Et il n’était jamais venu te voir depuis que tu es là ?
— Il n’était pas dans la région. Il ne pouvait pas venir.
— Il ne t’écrit jamais, non plus ?
— Eh ! T’es flic ou quoi ? !
— Non, répondit-il. Je m’intéresse à toi, c’est tout...
— T’es jaloux ? Soupçonna-t-elle avec un sourire malicieux. À son tour de rire.
— Pourquoi ? Tu as couché avec lui pendant le parloir ?
— Qui sait... T’es jaloux, ma parole !
Il nia d’un signe de tête, soudain préoccupé. Un éclair déchira l’horizon, au-dessus des barbelés.
— Marianne, faut que je te dise que... Que tu ne dois pas... Il avait apparemment du mal à trouver les mots. Elle tenta de l’aider.
— Tu essaies de me dire que tu ne m’aimes pas, c’est bien ça ? murmura-t-elle. Tu penses que je me fais des idées...
— Je ne veux pas te faire souffrir, Marianne.
— Ne t’inquiète pas ! Je profite simplement de ce qui nous arrive. C’est bien, non ?
— Oui, Marianne. C’est... très agréable. Mais, je suis surveillant et...
— Et moi, une détenue. Je sais ! Je ne l’oublie pas. Si ça peut te rassurer, je ne t’aime pas, moi non plus.
Il garda le silence quelques secondes. Puis revint sur son idée fixe.
— Je te parlais de ça, parce que je ne peux pas me permettre de...
— Arrête avec ça ! ordonna-t-elle d’une voix un peu brutale. Je sais qui tu es et qui je suis. D’ailleurs, ne crois pas que tu vas m’acheter aussi facilement... Je n’ai pas changé, tu sais. Je suis toujours Marianne de Gréville !
— Marianne la terreur ?
— Ouais...
— C’est noté !
— Tu devrais pas rester collé à moi. Les filles pourraient se poser des questions...
Il la remercia d’un regard et s’éloigna. À regret.
Bientôt, je ne serai plus une détenue. Je serai une femme libre.